La nuit tombe et l'homme reste à l'intérieur. Il ne fait rien, aujourd'hui il n'y a plus rien à faire. Demain ? Demain non plus selon toutes probabilités. Le monde s'est éteint dans un océan de connerie, et les survivants se disputent les faveurs des juges de l'Apocalypse, sur leurs trônes d'or ils donnent le ton à l'époque. Alors que faire ? Une histoire d'amour, un meurtre ? Quelques chiens rôdant, sauvages, sur les bords du Tibre, dans une petite ville ? Comment refaire l'Histoire ? C'est impossible. Donc parler de tout et de rien, comme dans un bar, l'alcool aidant, peut-être qu'on accrochera quelque chose.
Pour l'instant, il est seul. Il aimerait bien le rester mais c'est impossible. Toujours quelqu'un viendra sonner, ou téléphoner, voir s'il n'est pas encore mort. Ou plutôt voir qu'il est toujours là, mort, les yeux exorbités par la poésie d'Hölderlin, le verre aux lèvres, en train de se détruire méthodiquement. Eux ne savent pas qu'ils sont déjà morts, que la fin ne viendra rien conclure du tout, que tout continuera comme avant, malgré son « départ ». Il y a de la lumière électrique dans la pièce qu'il occupe, cette sale lumière qui vient signaler sa présence quand il voudrait disparaître à jamais.
Peut-être les Tropiques, l'Inde, n'importe quel voyage le distrairait. Se distraire, c'est encore ce qu'on fait de mieux aujourd'hui. Distractions pour pauvre et distractions pour riches. Les hommes ont perdu toute possibilité de changer les choses, ils se distraient donc. C'est pour cela que lorsque quelqu'un disparaît, ça ne change à peu près rien, puisqu'on continue à se distraire. Pour lui, ce mode de vie, c'est fini. C'est à peu près la seule chose dont il est sûr. La langue française, qu'elle lui serve un peu de ligne de fuite, c'est tout ce qu'il demande, puisqu'il n'a rien d'autre sous la main.
Et puis dans la nuit maintenant noire il lit : Hölderlin. Le poète au sens grand du terme. En traduction, ne connaissant pas l'allemand. Connaissant d'autres choses pourtant. Par exemple : la ville, son ennui, sa pluie, la ville aimée, rêvée, quittée sur un coup de folie, pour se retrouver dans une autre ville. Celle-là moins aimée et inrêvable puisqu'il y est. Aimer, rêver, quitter : c'est à croire que toute sa vie est contenue dans ces mots-là. Et puis il y a les charlatans : de l'art, de la philosophie, de la science. Toutes les formes de pensées rendues triviales, comme du catéchisme. Il emploie ce mot bien qu'il n'ait jamais été au « catéchisme » ; c'est pourtant bien commode pour décrire ce qui se passe aujourd'hui.
Il pleut, il se met à pleuvoir. Ça ne change rien, rien du tout, il continue à lire. Il lit. Par exemple, ça : « Ton rivage a-t-il vu le retour des oiseaux voyageurs ? / Et ta voile/ De nouveau cherche-t-elle à s'enfuir sur tes bords ? » (Holderlin, Pléiade, p 823). C'est comme ça, en effet : de retour d'un long voyage, il n'a plus su quoi faire. Il s'est rendu compte qu'il n'y avait plus rien à faire. Il a quitté son travail, cet alibi. Il n'a pas de rente. Pour l'instant il est dans un appartement, mais bientôt ? Il ne s'en soucie pas, peut-être ira-t-il grossir le flot des misérables dans les rues, à la recherche de la vraie révolution, celle qui ne se fait pas trahir. Il faudrait qu'il descende dans la rue, repérer le terrain tant qu'il en est encore temps. Il ne s'en soucie pas.
Il est là et il a maintenant quelque chose à faire : montrer aux hommes qu'il n'y a rien à faire, que c'est en ne rien faisant qu'on devient quelqu'un. Car devenir forgeron, ou trader, ou médecin, ce n'est pas son affaire. Demain il ira prêcher dans les rues, demain. Comment s'y prendra-t-il ? Peut-être qu'il faudrait prêcher par le silence, oui. Se tenir là, silencieux, sans rien faire, pourquoi pas sur un banc, à côté d'un parc d'enfant. Au milieu des musiques qui emplissent les bars où on ne peut plus travailler, obligé de rester chez soi, au milieu des affiches de publicité.