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25 mars 2024 1 25 /03 /mars /2024 11:50
FRACTURE DU DOGMEFRACTURE DU DOGME
FRACTURE DU DOGME

Fracture du dogme

 

« Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. »

 

Maurice Blanchot, L’Amitié p 130

 

Le 29 mai au soir on apprit que le Non référendaire l’emportait largement, et depuis on peut espérer du changement en politique : crise majeure, en effet, comme le dirent tout de suite de nombreux hommes politiques. Mais de quelle nature est cette crise, voilà qui n’était pas facile à deviner en les écoutant donner leurs interprétations du fait (interprétations qui, remarquons-le, sont très rarement argumentées : exégètes qui ne s’embarrasse pas de raisonnements, autrement dit dogmatiques).

En fait, en écoutant les discours qui suivirent l’évènement, on pouvait faire une hypothèse sur la nature de la crise, sur la nouveauté dont le résultat du référendum est un symptôme : un certain type de discours ne fonctionne plus, ou fonctionne moins bien : il y a du jeu dans l’engrenage. Et comme c’est sur l’efficacité de ce discours que le pouvoir de la classe politique bourgeoise est fondé, depuis une date qui est difficile à fixer, mais à la limite, depuis l’apparition des démocraties en Europe et aux États-Unis, les hommes politiques ont bien raison de parler de crise majeure, et de s’inquiéter des solutions qu’on pourrait y apporter. Malheureusement pour eux, il n’y a sans doute pas de solution à cette crise qui puisse, pour la plupart d’entre eux, leur garantir qu’ils sortiront de la crise indemnes en tant qu’hommes politiques : il n’est pas facile de réapprendre une nouvelle langue, peut-être surtout lorsqu’il s’agit d’une langue de pouvoir. La population échappe aux hommes politiques, et certains sentent déjà le goût de la terre dans leur bouche, la terre avec laquelle une partie de la population excédée est en train de les enterrer vivants.

Le rejet de la Constitution est un dysfonctionnement d’un processus de constitution de l’Europe libérale (je dis ainsi pour faire vite, mais il faut bien s’apercevoir que cette expression n’est qu’une étiquette qu’on colle sur un mouvement qu’il faudrait analyser de manière très détaillée), dysfonctionnement qui fonctionne avec d’autres dysfonctionnements, dont celui du discours consensuel, le discours de la fatalité économique. En analysant ce type de discours, on fera plus précisément apparaître la nature du vote non.

 

Le Kapital, en tant que puissance anonyme, apparaît bien à ceux dont les possibilités de vie sont déterminées par lui, comme un fatum, un destin, le mouvement de l’histoire auquel on ne peut s’opposer. Mais, et c’est là le paradoxe, cette puissance anonyme qui domine les hommes, ce sont les hommes qui, au jour le jour, en acceptant qu’elle détermine leurs interrelations, la font vivre : nous produisons notre maître inhumain, la structure, le système qui nous domine. Raison pour laquelle, échapper à ce destin est possible, l’impossible est possible, car, par un acte de suprême retour sur soi-même, comme dit Nietzsche, l’humanité (et chacun, en tant qu’il ne se rapporte pas à lui-même comme à un individu mais comme à un fragment de l’être collectif, est l’humanité), peut inverser cette hiérarchie, c'est-à-dire qu’au lieu de se rapporter à autrui, et par le fait même, de se rapporter à soi comme à une chose (l’homme des sciences humaines), ce qui est évidement la structure sous-jacente à une pratique comme le sondage, et donc à la pratique politique qui se fonde dessus (de ce fait elle s’apparente à la publicité), il est possible de se rapporter à autrui et à soi comme à un autre, le lieu de l’impossible possible, ou autrement dit de se rapporter à autrui et à soi de manière éthique et poétique : en ce sens, l’alternative est bien « habiter en assassin ou en poète », réduire la vie à un mouvement qui ne continue que par la vitesse acquise, à un mouvement d’inertie, ou appréhender la puissance de mutation, de création, c'est-à-dire la puissance anhistorique de la vie, puissance par laquelle la vie sort des gonds de l’Histoire, échappe au sens qu’elle s’était à elle-même imposée : toute révolution est un nouveau jeter de dés.

 

L’humanité, en se rapportant à elle-même non comme à une chose, mais comme à la possibilité de l’impossibilité, refuse de se voir imposer sa direction par l’Histoire, ou aujourd’hui, puisqu’il en est la figure actuelle, par le Kapital, mais elle l’efface, elle la dissout. Comme dit Nietzsche encore, il faudra bien qu’un jour le cours de l’Histoire passe entre nos mains. Le refus opposé par des forces dont la nature est encore inconnue à ce jour, par une mauvaise volonté qui, quoi qu’on en dise, n’est pas l’apanage des français mais la caractéristique de tout mouvement anhistorique c'est-à-dire créateur au sens authentique du terme, est un refus de la fatalité, ou encore une fois un refus de la rationalité capitaliste.

 

Il ne suffit pas de construire, il faut créer, et ce en politique comme partout ailleurs : tous ceux qui ont fondé leur pouvoir sur l’impossibilité d’échapper au sens de l’Histoire, tous les hommes politiques et tous les journalistes dont le discours la présuppose sont menacés par le mouvement anhistorique dont le non n’est qu’un élément (en ce sens les journalistes qui comparent le non à un Mai 68 dans les urnes, Mai étant l’événement intempestif à l’état pur, le symbole de l’Histoire sortant de ses gonds, touchent une vérité, bien qu’on puisse leur faire remarquer que le principal intérêt de Mai 68 soit justement qu’il ne soit pas limité à se dérouler dans les urnes : Français, encore un effort…). Toute création a pour condition le refus des possibilités de développement historiques. Le non est un symptôme et un élément opérant de l’ouverture d’une possibilité de vivre ensemble qui ne soit pas celle qu’on nous propose et nous impose en disant qu’il n’y en a pas d’autre depuis des décennies. En ce sens, il est enfant de Mai. C’est lorsque la fatalité devient intolérable que s’ouvre la possibilité de l’impossibilité.

Parmi les autres élément du dysfonctionnement général qui est en train de s’amorcer, on peut repérer la fracture du parti socialiste, que ses dirigeants auront bien du mal à ressouder, fracture qui s’étend à tous les partis politiques, même si pour l’instant seul le PS en a donné une expression organisationnelle. En tout cas, la réunification du PS n’est pas la solution pour donner une expression politique au non. On peut aussi repérer les fractures qui au cours de la dernière décennie ont scindé certains syndicats comme la CFDT (SUD). Mais, plus récemment, et encore à l’heure où l’on écrit ces lignes, les mouvements de lycéens. Ceux-ci, en faisant dysfonctionner l’Education Nationale, s’inscrivent dans ce refus du discours de la fatalité économique, puisque la rationalité qui est en train de transformer l’Education Nationale en entreprise est bien celle qui proposait le traité constitutionnel.

De leur côté, les mouvements de droit au logement, des sans-papiers, des prisonniers, des banlieues, font partie de ce même mouvement de remise en question totale du système. Et justement, ce qui unit tous ces mouvements si divers est justement le refus des rationalités qui ont le pouvoir : rationalité boursière, rationalité induite par le système de la concurrence, rationalité de surveillance : « l’explosion des cités approche », mais aussi des lycées, des universités, des prisons, des entreprises : la fracture sociale n’est un souci que pour les partisans du statu quo.

Et comme partisan du statu quo, on ne l’est pas qu’au niveau macropolitique, mais tout d’abord au niveau micropolitique, on peut s’attendre à des fractures dans les familles, les couples, les groupes de camaraderie. Des hommes politiques disent que maintenant que la crise du référendum est passé, il faut rassembler les familles, rassembler les Français, et donc, de manière sous-entendue, rassembler les employés et les patrons, les élèves et les professeurs, etc. : bref, rassembler les gouvernants et les gouvernés. Mais justement, la crise est une crise de gouvernementalité : de plus en plus d’éléments deviennent incontrôlables, et ce que l’on appelle des solutions à la crise (manière de nous faire désirer ces solutions, de nous faire désirer le statu quo), ce sont des innovations dans la pratique de gouvernement qui réussissent à réduire le jeu de l’engrenage, à réduire cette zone aveugle des populations, cette zone incontrôlable où de plus en plus de gens sont en train de se glisser, échappant au regard et donc aux manipulations du pouvoir.

Espérons au contraire que cette fracture ne fera que se propager, que cette faille qui est l’abri de la liberté ne fera que s’agrandir : les forces du désassemblement sont aussi les forces du désensablement, dans cette société verrouillée par le consensus. Ce n’est pas le désir de l’unité mais celui de la lutte qui permet de créer, et ceci devrait être un principe pour ceux qui travaillent à l’apparition de l’inconnu (le nouveau), que ce soit pour les militants ou pour ceux qui font de la politique à un autre niveau. « La guerre est le père de toutes choses », disait déjà Héraclite dans l’Antiquité grecque.

Le non du 29 mai n’est en rien un non consensuel, ou dans son cas le consensus se limite au refus du consensus sur la fatalité économique, autrement dit au consensus sur la naturalité du capitalisme (à moins que ce ne soit sa divinité, en tout cas la loi au sens scientifique du terme). Il est temps de demander aux experts en économie, non plus seulement leur avis, ce dont se contentent dans leur immense majorité les journalistes, mais leurs raisons. Demander à quelqu’un son avis, et non ses raisons, c’est empêcher la question au sujet de la vérité de son discours. Ce n’est pas ainsi qu’on permet aux récepteurs du discours de comprendre ce qui est dit : on ne leur permet pas d’exercer leur entendement, et on les laisse conclure, sans le dire, mais comment conclure autrement, que ce qui a été dit est vrai puisque celui qui l’a dit est censé « s’y connaître », être compétent. On fait croire que l’économie est une science, mais justement un des critères principaux de la vérité scientifique est que le discours vrai est toujours réfutable, parce que la seule façon de contrôler la vérité d’un discours est qu’il soit accessible à la critique de la communauté scientifique. Et surtout, une théorie scientifique voit son sens être transformé par les théories scientifiques ultérieures, tel le principe de la gravité newtonienne par la théorie einsteinienne de la relativité. D’une loi universelle, il est devenu un cas particulier d’une loi plus englobante que lui, la manière dont cette loi s’applique aux objets lorsqu’ils se trouvent dans l’atmosphère terrestre.

Pas plus que la physique, l’économie n’est un discours révélé : la voix des experts n’est pas la voix de Dieu, et comme justement dans cette discipline il n’y a pas de consensus, par un simple souci de vérité, il serait nécessaire d’opposer à chaque expert un expert qui n’est pas d’accord avec lui, et que leur discussion porte sur les fondements de ce qu’ils avancent. Les journalistes, qui parlent beaucoup de science, devraient s’intéresser un peu plus à ce qu’elle est. Aujourd’hui, science, pour eux, veut dire vérité révélée, dogme : Dieu n’est pas mort pour eux, et son prophète est un think tank américain. Nos sociétés n’ont pas les moyens de se moquer de ce qui se passe dans le monde musulman : le dogme n’y est simplement pas le même. Et entre voiler des femmes et mettre à l’agonie le Tiers-monde tout entier, on peut se demander qui est possédé par le Diable. Les deux, sans doute. A moins que ni dieu ni diable n’existent ?

Nous disions tout à l’heure qu’il n’y avait pas de consensus dans le camp du non. Est-ce à dire qu’aucun de ses partisans ne croit au dogme ? Non point : un mouvement tel qu’Attac fait partie du peuple du Dieu Kapital : ils ne remettent pas véritablement en question la naturalité du Kapital, puisqu’ils n’en veulent qu’un aménagement, et non l’effacement. Eux aussi croient au destin. C’est d’ailleurs la principale raison de leur succès : ce ne sont pas des athées, ce sont des hérétiques. Et comme tous les hérétiques, ils peuvent s’appuyer sur le travail de l’Eglise, qui a pour effet de rendre indiscutable l’existence de Dieu. Plus difficile est le travail des athées véritables, qui ne peuvent s’appuyer sur aucune partie du dogme.

Mais on peut espérer que la fracture entre croyants et incroyants s’étende aussi aux groupes d’hérétiques. D’ailleurs, dans le cas d’Attac, cette possibilité n’est pas mince, car c’est une organisation assez ouverte à l’extérieur : dans le mouvement altermondialiste, il n’y a pas que des hérétiques. D’un désir d’aménagement du système, on pourrait bien passer au désir d’un système radicalement autre. Et ce mouvement n’épargnera pas l’extrême-gauche, qui n’est pas composée d’hérétique, ni d’athées, mais d’infidèles : il s’agit là d’une autre religion, autrement dit, ils ont rejeté le système, ils n’ont pas rejeté l’idée du système. Il ne s’agit pas là du communisme authentique, si le communisme est radicalement athée.

La véritable fracture n’est pas entre les hérétiques et les dogmatiques, ni entre les adeptes des différentes religions. Elle est entre les athées et les croyants. Il y a dans ce vote un refus radical de croire à quelque Dieu que ce soit. C’est pour cette raison que l’on peut espérer que les divisions que le référendum a révélé en même temps qu’il les créait ne feront que s’accroître : entre les partisans du non, il n’y a pas consensus. Entre ceux qui refusent tout système et ceux qui réussissent à limiter leur refus à l’espérance d’un autre système, la bataille sera rude.

 

« Ce que nous refusons n’est pas sans valeur ni importance. C’est bien à cause de cela que le refus est nécessaire. Il y a une raison que nous n’accepterons plus, il y a une apparence de sagesse qui nous fait horreur, il y a une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons pas. Nous avons été ramené à cette franchise qui ne tolère plus la complicité. »

Maurice Blanchot, L’Amitié, p 131

 

 

 

Les citations de Maurice Blanchot sont extraites d’un texte intitulé « Le refus » qui a été repris dans le recueil L’Amitié. « Il fut écrit peu de jours après que le général de Gaulle revint au pouvoir, porté, cette fois, non par la Résistance, mais par les mercenaires » (p 131)

 

Addenda

 

Le texte qui précède, je le rédigeais dans les semaines qui suivirent le dépouillement du référendum, à partir d’une lettre écrite, sous le coup de l’émotion, à René Schérer. C’est lui qui m’encouragea à la remanier sous la forme d’un article de journal. Aujourd’hui, le 10 novembre 2005, un peu moins de six mois après que le résultat du vote fût connu, après que les Pays-Bas aient rejeté à leur tour ce soi-disant « projet » qui ressemble à s’y méprendre à une véritable constitution, rien n’a été fait par le gouvernement pour donner à ce qui est une décision du peuple des moyens d’actions conséquents. La surdité de la classe politique est presque totale, signe qu’elle est bien une classe, un ramassis d’ « apparatchiks ». Pendant ce temps, on souffre. Et si ceux qui affirment que sans cette Europe du dogme il n’est point d’avenir voulaient bien tirer les conclusions de ce qui est en train de se passer, voulaient bien méditer sur ces voitures et ces poubelles qui brûlent depuis maintenant près de deux semaines, ils s’apercevrait que l’avenir qu’ils disent être le seul possible pourrait bien se révéler un avenir où les émeutes seront monnaie courante, où il deviendra de plus en plus dangereux d’être pauvre, et où la sécurité se payera de plus en plus cher. Sommes-nous arrivé à cette dernière réforme à faire, à cette réforme impossible, à cette revendication qui ne pourra pas être concédée ? Nous ne le savons pas. Mais que ceux qui présupposent que les banlieusards se contenteront toujours de mettre le feu à des voitures ne crient pas victoire trop vite. Même dans les pires conditions la flamme de l’intelligence peut s’allumer, le feu de la révolte se propager. On parle toujours de ces jeunes incendiaires comme des sujets passifs : qui nous dit qu’ils ne se trouvent pas parmi eux certains qui pensent ? Qui nous dit ces nouveaux barbares ne trouveront pas leurs Attilas et leurs Gengis, leur Khans ? Etait-il donc si rare qu’au crépuscule de l’Empire romain, l’on affirme comme une évidence qu’il serait éternel ? «Depuis un siècle nous sommes préparés à des commotions fondamentales. (…) Nous ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que les individus se comportent comme s’ils ne savaient rien de toutes ces préoccupations. Leur inquiétude montre combien ils en sont informés ; ils pensent à eux-mêmes avec une hâte et un exclusivisme qui ne se sont jamais rencontrés jusqu’à présent ; ils construisent et ils plantent pour eux seuls et pour un seul jour ; la chasse au bonheur n’est jamais si grande que quand elle doit être faite aujourd’hui et demain ; car déjà après-demain la chasse sera peut-être fermée. Nous vivons à l’époque des atomes et du chaos atomique. » écrivait Nietzsche dans Schopenhauer éducateur (4). L’avenir que les libéraux nous promettent n’est peut-être pas atroce seulement pour ceux qui le vivront dans la misère.

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